
« Ce n’est pourtant pas l’Un du Véda ni le Sacrifice qui marquent le terme de la pensée védique. C’est la notion de brahman (la première occurence du terme apparaît dans le Xe Livre du Brâmana des Cent chemins ou Catapatha-Brâmana). Formé sur la racine verbale BRIH, qui note l’idée de croissance et de plénitude intensive, le brahman(mot neutre)était l’énergie inhérente aux formules rituelles que connaît le prêtre brâhmana (mot masculin), détenteur de la Parole souveraine. C’est cette énergie érigée en force transcendante universelle qui fondait l’efficace opératoire du sacrifice védique.
Elle fut alors progressivement hypostasiée et promue au rang de source créatrice universelle, de force cosmogonique responsable de la naissance et de l’évolution de l’univers des formes: l’Univers, en sa richesse, d’apparaître comme la manifestation extensive et glorieuse d’une intensité aussi généreuse qu’infinie. Cette insondable source universelle indifférenciée est tenue pour à la fois transcendante et en dehors de ce monde, et immanente au monde, en tant que trame substantielle des phénomènes. C’est ainsi que la quête du Principe universel, amorcée dans les « hymnes spéculatifs » du Véda, trouva son terme dans la désignation du brahman à la fois comme absolu et comme créateur. En bref, le brahman, en tant que fondement substantiel de tout être et racine invisible des phénomènes, est le « mot de l’énigme » du monde: il est le « Réel du réel »(satyasya satya ), l’ens realissimum, autrement dit l' »Être de l’étant ».
Parallèlement à cette quête du Principe universel, la spéculation naissante, faisant fond sur les correspondances et les homologies entre le microcosme et le macrocosme que l’oeuvre rituelle avait vocation à déployer systématiquement, en vint à découvrir qu’un principe d’unité et de cohésion réside également dans tous les êtres individualisés, et bien-sûr, en l’homme, principe qui joue le même rôle au plan du microcosme que celui du brahman au plan du macrocosme: tout se passe comme si le brahman avait pour corrélatif ou pour résurgence au plan du microcosme un principe intérieur d’unité et de cohésion connu sous le nom de « soi-même » (atman, le terme est surtout usité à partir du Brâhmana des Cent chemins[Catapatha Brâhmana, X.6.3] et présent à l’intime de tout être individualisé.
C’est en ce sens que Yâjnavalkya peut répondre à Câkrâyana:
« Tu demandes ce qu’est le brahman? -C’est ton (propre) »soi-même » (atman) qui est intérieur à tout! » (Brihadâranyaka Upanishad, III.4.1)
Chez les êtres, ce « soi-même », est le substrat unitaire de leurs éléments ou constituants; chez l’homme, ce « soi-même »(le terme atman est couramment usité en sanskrit au lieu du pronom réfléchi) est le principe de vie en même temps que la puissance spirituelle résidant dans son coeur. Il semble que les deux doctrines de l’atman et du brahman se soient en réalité simultanément développées et mutuellement influencées à mesure qu’elles s’approfondissaient jusqu’à leur jonction finale que devait sceller la Révélation upanishadique. Reste à comprendre en quoi cette dernière marqua une révolution opérée à l’intérieur de la continuité védique. »
François Chenet, La philosophie indienne.
( à suivre
