Liens vers les autres voies :Introduction au Vijnânabhairava tantra
Les trois voies de la libération
Voie de l’individu (Anavopâya) et absorption dans l’objet
Nous avons dit comment l’énergie de la Conscience (citi) assume l’apparence d’une pensée bornée et instable (citta) qui, sous la poussée des désirs, vise un but en utilisant la pure conscience à ses fins personnelles (arthakriyâ). Elle engendre ainsi par ses remous une zone mouvante et dispersée où règne un conflit perpétuel ; Alourdie de structures adventices, de raisonnements, de relations et d’expressions verbales conventionnelles la pensée se trouve, en outre, encombrée d’expériences accumulées durant les vies antérieures, ces tendances inconscientes qui s’agglutinent autour de l’attachement au moi. Il s’ensuit que le processus psychique normal s’ancre dans le passé et, en réponse au passé, crée l’avenir; le présent n’est plus qu’un pont de désir jeté entre le passé et l’avenir. Obéissant de la sorte à une nécessité inexorable, l’homme perd sa liberté native; enchaîné par ses expériences antérieures et se projetant aussi sans arrêt vers l’avenir immédiat, il ne peut vivre le moment présent, le seul où pourrait jaillir la connaissance vraiment désintéressée, l’Illumination.
Afin de porter remède à cet état déplorable, la voie de l’individu s’efforce d’abord de libérer la pensée de son agitation et de ses structures en la fixant sur un objet pris dans son individualité concrète, puis de s’absorber en lui. Parce qu’elle comporte un effort puissant de la pensée (manas) et de l’attention, on la nomme ‘voie de l’activité’ (kriyopâya).
Elle commence par mettre en oeuvre une concentration de l’être tout entier exercice des organes des sens, articulation sonore, vision, audition, mouvement et attitudes du corps, discipline des souffles, récitation des formules, etc. Les actes les plus simples deviennent l’objet d une pratique Ininterrompue et offrent l’occasion d’acquérir l’attitude spécifiquement mystique, à la fois oubli de l’égo et conquête de la véritable condition humaine grâce à la disparition de l’intentionnalité ou centralisation sur soi-même.
Sous l’effet d’une vigilance constante, tout ce qui est rigide et automatique s’imprègne à nouveau de conscience; n’importe quel objet peut ainsi devenir le thème d’un exercice de concentration. Que cette concentration atteigne une certaine intensité et l’objet demeurera seul au centre de la conscience; celui-ci n’étant plus relié aux autres objets, les structures de la réalité phénoménale s’abolissent et on le saisit dans son être sans limite. Parallèlement, à mesure que la personnalité entière du sujet converge sur un point unique, l’excitation qui accompagne l’effort ainsi que l’agitation du corps, du souffle et de la pensée se calment. Si le sujet arrive à se confondre avec l’objet de méditation, il réalise l’absorption ardemment recherchée ; mais celle-ci ne dure qu’un moment.
Le plus haut stade atteint en parcourant cette voie est donc l’apaisement de la pensée (cittavisrânti) tout en accomplissant ses devoirs et ses tâches journalières dans un monde objectif qu’il perçoit en sa dualité, l’homme y vaque en grande tranquillité d’esprit. Mais déjà il s’agit, notons-le, d’une paix substantielle qui est bien autre chose que l’absence de bruit ou d’excitation, autre chose qu’un simple équilibre physique et mental; et pourtant ce n’est pas encore la quiétude indescriptible de la voie de l’énergie dont on jouit jusque dans le plus vif tumulte et au paroxysme de l’émotion, car cette quiétude provient, en ce cas, de l’apaisement du conflit qui oppose sujet et objet.
Mais si la voie de l’activité embrasse des initiatives orientées vers un idéal et substitue un effort unique aux efforts dispersés et aux tiraillements de la volonté et de la pensée, elle n’est pas exempte des inconvénients d’une progression qui, mettant en oeuvre l’effort, le vouloir ou la méditation, implique toujours choix, ténacité, toutes opérations de la volonté tendue vers une fin à réaliser. Elle n’échappe donc pas à la dualité de penseur et pensé, de Siva et de son énergie. Néanmoins elle n’est pas dépourvue d’utilité parce qu’elle conduit à la voie de l’énergie et même aussi directement à la voie de Siva lorsque la faveur divine (saktipâta) intervient avec intensité en cours de route.
Notre tantra décrit en effet maintes pratiques qui, après un bref exercice de concentration, s'orientent vers la vacuité de la voie supérieure. On notera la fascination de l’attention parmi elles s il arrive qu’un détail insignifiant ou un objet qui n’éveille par lui-même aucun intérêt, le fond d’un vase, d’un puits, des tâches de lumière, etc., accaparent sans motif décelable toute l’attention; rien n’existe plus que cette unique sensation: le regard devient fixe, le corps immobile; perdant son point d’appui sur le monde ambiant, le yogin s’en isole et cesse en même temps de savoir qui il est; puis la chose qui le fascinait s’évanouit à son tour. C’est alors que, sa pensée étant bien apaisée, il sombre dans le vide de dualité (nirvikalpa) propre à la pure Conscience. A la voie de l’individu succède ainsi sans intermédiaire la voie de Siva, l’absorption de la pensée ayant conduit à sa disparition.
Non voie
Voie de Siva
Voie de l'énergie
Voie de l'individu