Traduit littéralement par « sensation », « humeur », bhava dans la pensée mystique vaishnavite signifie un état de l’esprit (et du corps) envahi d’une émotion particulière. D’après les idéaux hindous, la série des bhavas par rapport à Dieu sont décrits comme
Ramakrishna pensait que ce dernier stade, comprenait tous les autres bhava. Parfois, l’idéalisation de l’amant me fait voir l’aimé comme un être infiniment supérieur, qui m’est extérieurement nécessaire comme telos, et à qui je puisse m’abandonner ou obéir dans le dasya.
- shanta, la sérénité de la dévotion d’une épouse envers son époux ;
dasya, la soumission fervente du serviteur ;
sakhya, l’émotion de l’amitié ;
vatsalya, le sentiment d’une mère envers son enfant, et
madhurya, les sentiments passionnés et romantiques d’une femme envers son amant.
A d’autres moments, on rencontre l’union satisfaite dans le vatsalya, l’amant comme un bébé au sein, non pas dans l’inertie et le plaisir tranquille du cœur, mais dans la paix d’une voluptueuse absorption. Et à d’autres moments, c’est la tranquillité sereine du shanta, la paix des époux dans l’intimité ineffable, état que le poète sanscrit du VIIIème siècle Bhavabhuti décrit ainsi, quand il évoque Rama et son épouse Sita endormie dans ses bras :
« Cet état où, fondu en une seule personne, on éprouve la joie ou le chagrin, / où le cœur trouve le repos ; où le sentiment ne se dessèche pas avec l’âge / où les dissimulations finissent par disparaître et où l’amour essentiel a mûri. » A côté des contraintes du désir possessif, tous ces bhavas habitent le cœur de l’être érotique de l’homme.
Le mysticisme vaishnavite, parce qu’il est un mysticisme de l’amour, ne considère pas la crainte de Dieu comme un bhava légitime. Aussi ne comporte–t-il pas de sentiment de vénération, d’étrangeté ou de mystère, non plus que des degrés de peur et de crainte gagnés par la terreur et l’effroi. La crainte est peut-être le bhava central de ce que Fromm appelle une religion autoritaire. Mieux, le courant dévotionnel vaishnavite verrait dans la crainte un obstacle à l’effort mystique. La crainte sépare et crée des distances ; elle ne soude ni ne lie.
[…]
J’ai dit que mahabhava et prema sont les états supérieurs, les plus intenses, du bhava, ceux que la plupart des aspirants n’atteignent jamais. Le mahabhava ébranle le corps et l’esprit dans ses fondements mêmes ; Ramakrishna comparait cet état à un immense éléphant qui entrerait dans une petite cabane. A propos de prema, qui autorise les visions du Divin, il utilisait l’analogie d’une corde avec laquelle on est attaché à Dieu. Toutes les fois que l’on désirait un darshan, il suffisait de tirer la corde et Il apparaissait.
En terme psychologique, j’aurais tendance à considérer les bhavas davantage comme des « détendeurs » psychiques qui dégagent l’âme du fourreau narcissique de la routine quotidienne, normale, limitative. Il existe des expériences d’états émotionnels extrêmes qui ont une qualité d’irradiation, où temps et espace ont une tendance à disparaître. Tous autant que nous sommes, nous connaissons ces états à travers notre expérience de l’amour-passion où, à son faîte, la beauté de l’être aimé est toute la beauté, l’amour ne peut être conçu autrement qu’éternel, et où les souvenirs de toutes les amours passées s’obscurcissent avec une telle rapidité qu’on croirait les voir se fondre dans la nuit. Nous connaissons aussi le bhava par notre expérience de la douleur qui, commençant avec une perte définie et partielle, devient à son apogée la perte du monde entier. Le monde devient vide et on a le sentiment d’avoir perdu pour toujours le goût du plaisir. Nous connaissons même la qualité de bhava dans les états de peur extrême quand le plus petit son, le plus petit changement de lumière ou d’ombre, les formes tremblantes des objets dans le noir, tout prend une allure d’extrême menace. La menace devient éternelle, et s’accompagne de la pensée que tout pourrait bien finir.
Le bhava est donc une forme d’expérience faite « avec tout son cœur, toute son âme et toute sa force ». Le bhava emplit totalement le mystique extatique, comme il le fit pour Ramakrishna. Le mystique ne s’y épuise pas ; point n’est besoin de décrire cet état en termes d’illusion ou d’hallucination, travail essentiel de la folie. Dans le bhava, Ramakrishna ravive au contraire le monde en une nouvelle vision, lui découvrant ou plutôt lui conférant de nouvelles beautés et de nouvelles harmonies. Les bhavas animent sa relation avec la nature et les êtres humains, et renforcent son empathie sensible et métaphysique.
Le bhava est donc une expérience créatrice, ou plutôt le fondement de toute créativité - mystique, artistique ou scientifique.
Que dire après ces merveilleuses paroles ? Les idées me viennent en vrac :
- - Ces descriptions de l'amour sont merveilleuses. J'aurais bien aimé qu'on m'apprenne cela à l'école... mais c'est un autre débat. J'imagine le mystique dans le temple ressentant son amour pour la divinité Mère.
- Je savais que le sanskrit était une langue dont le vocabulaire décrivant les états mentaux était très riche. En voici une belle illustration
- L'hindouisme est un océan de nectar
- Ce que j'ai appelé pendant longtemps spiritualité, c'est la recherche de ces beaux bhava, avec le travail de "nettoyage" du psychisme préalable. Maintenant, j'imagine que le sujet est bien vaste, mais brûler mon Karma et sortir du samsara ne m'attire pas pour l'instant.
- Je ne trouve pas de meilleur description que celle ci-dessus pour décrire mon expérience de la musique. Quand je joue - voir quand j'écoute un disque si je suis dans un état énergétique particulier (en forme, plein de chaleur et d'énergie mais serein, la sensibilité ouverte, et peut-être un verre de vin dans le nez).