De façon naturelle après la description préalable des "pathologies" spirituelles qui aliènent notre conscience, les Ys abordent ici deux remèdes pour les surmonter. A noter la conjonction et qui signifie que ces deux disciplines doivent être menées ensemble.
Un des paradoxes du chemin spirituel décrit par les YS est que même si cette pratique est un défaire, un arrêt, une résorption (YS 1-2) seule une discipline rigoureuse "persistante" peut amener à un résultat. Un ami qui jouait du piano m'expliqua un jour que lorsqu'il arrêtait de travailler une semaine, il lui en fallait plusieurs pour retrouver son niveau d'interprétation antérieur. Force est de constater que l'arrêt du travail spirituel constitue rarement un simple sur place, mais plutôt une régression.
Dès lors que nous avons décidé de nous engager sur la Voie du yoga, deux mouvements antagonistes coexistent et s'affrontent en nous. Le premier est la tendance naturelle de notre conscience à se projeter vers l'extérieur (qu'il s'agisse de l'extérieur de notre corps ou de nos représentations intérieures) (YS 1.4). Ces projections issues de nos conditionnements forgent l'assise de notre destin personnel en agissant comme des "algorithmes" latents susceptibles de léser notre devenir en générant des formes de conscience qui "s'attachent" en nous. Le second qui est le résultat de notre pratique (YS 1.2) est la résorption de cette tendance au profit de la découverte du Drastr (YS 1.3).
Ce dont il est question est donc une réorientation en profondeur des énergies qui animent notre appareil psycho somatique et dont le moteur est constitué par les latences et les conditionnements. La pratique persistante nous rappelle que le sentier du Yoga s'inscrit sur le long terme, mais aussi une discipline et une régularité dans la pratique aux antipodes d'une approche spéculative. Des efforts en dents de scie alternant des périodes de relâchement avec des pics intenses peuvent engendrer des résultats mais rarement une métamorphose profonde et durable.
Cette pratique persistante comporte deux volets.
Le premier concerne les moments particuliers de la journée où nous nous "isolons" du monde extérieur, de ses tracas et de ses mirages, pour effectuer notre Sadhana. La régularité de cette discipline est importante. Il s'agit d'un "conditionnement pour se déconditionner", d'un rendez-vous régulier avec notre profondeur qui engendre en nous une graine de métamorphose de tout notre appareil psycho somatique, bien au-delà de simples considérations abstraites.
Le second volet constitue un prolongement de cette pratique dans notre quotidien. Ici encore il ne s'agit pas d'un effort volontaire pour "ascétiser" chaque secteur de notre vie, mais d'une conséquence de notre persévérance dans le premier volet de notre pratique. Lorsque nous sommes concentrés sur nos activités quotidiennes, personnelles ou professionnelles, il engendre un signal dés lors qu'un contenu interne ou externe lèse notre équilibre intérieur en éveillant en nous le témoin (YS 1.5) . Ce prolongement de notre pratique engendre à la fois un renforcement de nos capacités de concentration et par conséquent d'efficacité et l'aptitude à de laisser émerger des instants "d'espace entre deux pensées", de les accueillir lorsqu'ils surviennent quelle que soit notre occupation. Nous découvrons alors qu'il n'existe aucune incompatibilité, aucune rupture entre notre monde intérieur et chacune de ces occupations.
Un point de basculement se produit lorsque, au sein même de nos activités quotidiennes, qu'il s'agisse d'un travail impliquant concentration et attention, ou de nos phases de loisir, le travail de résorption des stases de conscience engendre une perméabilité des plans de conscience. Alors insensiblement la vision du Drastr pénètre ces couches, au début timidement, devant se frayer un passage entre les agrégats de conscience constitutifs de notre monde intérieur.
Ce qui nous amène naturellement à la question du non-attachement. Ce que j'expose ici est ma propre vision compte tenu de mon vécu et en restant dans la logique des Ys et seulement cette logique.
Dans ces conditions – comme tu l'exprimes, Denis - il n'est surement pas question de répondre de nos actes ni de nos pensées devant un Dieu qui récompense ou punit, ni devant un texte sacré émanant d'une inspiration divine, ni même d'un surmoi quelconque, la notion de morale étant étrangère à l'esprit de ces premiers sutras. Dans cette logique je ne suis pas convaincu que l'exil dans un monastère soit une solution radicale, la belle voiture, la belle femme ou le bon gâteau pouvant bien s'inviter dans la cellule ou la grotte en s'installant de façon durable dans une des strates de conscience et troublant ainsi la plus religieuse des contemplations.
Pour être concret, si la vision d'une Porsche provoque en moi un flot d'images qui s'accompagnent d'un plaisir et même d'un processus imaginatif énergisant, c'est une forme de conscience parmi d'autres, dans la mesure où je ne suis pas à cet instant dans l'état de Yoga (YS 1.2). Mais si cette image de Porsche engendre en moi un désir obsessionnel de posséder une Porsche et m'embarque dans un scénario aliénant, je suis certain que pendant la méditation ou même dans le quotidien, je ressentirais un signal d'alarme de mon Drastr, le Maître intérieur. Ce signal d'alarme est la manifestation d'un risque de projection énergétique – et de déformation de mon mental comme nous l'avons vu dans le sutra 10 - car "l'énergie suit la pensée" avec des conséquences sur mon engagement spirituel mais aussi potentiellement sur mon destin personnel. Si je prends plaisir à déguster un bon gâteau, c'est une autre forme de conscience peu centrifuge donc peu douloureuse au sens du sutra 5 , mais si je passe mes journées à attendre le moment du dessert et chercher des recettes de plus en plus sophistiquées, la dépendance est manifeste et deviendra tôt ou tard incompatible avec ma pratique du moins si je reste à l'écoute de mon maître intérieur. De même pour la sexualité, si la simple stimulation sexuelle à la vue d'une belle femme ne lèse pas mon devenir intérieur, l'obsession sexuelle, une recherche effrénée de nouvelles sensations à travers des partenaires ou des pratiques multiples risque de devenir une aliénation, un gouffre énergétique qui m'aliène dans des formes de conscience sans fin .
Dans la continuité du travail sur la mémoire (YS 1.11) , un critère de dangerosité est la permanence de tels contenus de conscience qui non seulement s'enracinent mais vont à leur tour engendrer de nouveaux besoins. Dans les exemples précédents la distinction est très nette entre des stimulis extérieurs provoquant une réaction mentale immédiate et leur persistance, la façon dont ils s'installent depuis la périphérie sensorielle de notre conscience dans son intériorité.
Dans ces conditions si nous revenons maintenant à nos YS, pouvons-nous purement et simplement ignorer le "non attachement" et ne conserver que "la pratique persistante" ou ne devons-nous pas le replacer dans son contexte ? Ne devons-nous pas considérer plutôt pratique persistante et détachement non comme deux disciplines séparées mais deux aspects indéfectiblement liés de notre évolution spirituelle, le fruit de la pratique persistante étant l'évidence du non attachement lorsqu'il s'avère nécessaire et le fruit du non attachement un renforcement de notre désir de libération et donc de notre pratique ?
En effet si dans un premier temps il peut exister une étanchéité forte entre notre pratique spirituelle et notre vie quotidienne, il arrive un stade où l'émergence du Drastr implique des choix qui peuvent parfois sembler radicaux. Les changements qui s'opèrent en nous nécessitent alors un réajustement de notre vision et de notre relation tout autant avec notre monde intérieur que notre entourage, ce qui peut impliquer des ruptures. Il peut s'agir de se débarrasser de dépendances sensuelles ou matérielles, d'une habitude ancienne, mais aussi de souvenirs aliénants comme nous l'avions vu dans le sutra précédent, ou même de relations qui deviennent incompatibles avec notre évolution intérieure.
Ainsi la méditation et l'ensemble de notre sadhana seront à la fois des révélateurs de tels enracinements et les remèdes permettant de s'en affranchir par le détachement. L'énergie latente en de tels comportements devient une force centrifuge rejoignant l'ensemble des latences qui nous projettent hors de notre centre spirituel, centre énergétique mais aussi somatique .
Il y a une semaine encore je m'attachais à bichonner ma Porsche et je découvre maintenant que cet attachement devient obsolète, mais – et c'est ici que le lien avec la pratique persistante est important – parce qu'un contenu intérieur émerge simultanément. Le moment de basculement est d'avantage une évidence intérieure nouvelle parfois conjuguée avec une constellation d'événements extérieurs, par exemple le cout disproportionné d'un élément du moteur de la Porsche que le résultat d'un choix personnel. Dans l'alchimie spirituelle des YS le Maître de la fonte est le Drastr, le Maître intérieur. Les circonstances extérieures ou intérieures décrites dans les sutras 6 à 12 se manifestent alors comme des révélateurs dans le processus continu de métamorphose intérieure qui tisse la demeure du Drastr.
Deux sutras permettent de bien replacer le terme de détachement dans la pratique exposée par les YS: "Yoga chitta vrittis Nirodha" (YS 1.2) : Suspension des activités psychiques et mentales (Papin) ou Inhibition des modifications du mental (Taimni) , le terme de Nirodha étant à nouveau employé ici de façon plus focalisée et " Viparyayo Mithya Jnanam Atad Rupa Pratishtham" (YS 1.

: La non-discrimination aboutit à une connaissance erronée (Papin).
Ainsi si nous avons mis en œuvre dans notre pratique l'enchainement des sutras précédents, le terme de non-attachement prend naturellement sa place.
- D'abord nous avons instauré comme socle de notre pratique la "suspension des activités psychiques et mentales" (Papin) (YS 1.2) en rompant la dynamique des contenus de conscience qui nous projettent hors de notre nature véritable (YS 1.3 et 1.4).
- Ensuite une telle discipline nous amène invariablement à reconnaitre les contenus "douloureux" (YS 1.5) c’est-à-dire susceptibles de nous projeter cette fois durablement dans un scénario aliénant.
- Puis vient insensiblement la discrimination (YS 1.

qui permet de reléguer au rang d'objets de tels contenus.
- La "pratique persistante" permet d'enraciner en nous ce processus quel que soit le plan de conscience concerné (YS 9-11)
- Enfin ici (YS 1 12) le détachement est le résultat de cette pratique amenant à résorber l'enchaînement des conditionnements qui nous aliènent et entravent le processus de transformation spirituelle révélant la nature du Drastr (YS 1.3).
Le détachement dont il est ici question, s'opèrera donc par un "défaire" (1.2) et une discrimination (1.

s'exerçant d'abord sur un enchaînement erroné de formes de conscience. De façon plus précise, dans la continuité de ce que nous avons vu dans le sutra précédent concernant la mémoire, le détachement consistera à "relâcher" des contenus obsolètes, des coquilles vides de sens au moment présent dans la logique de la transformation décrite dans les YS. Ce qui pouvait coexister la veille encore avec notre pratique spirituelle devenant dorénavant force réactive engendrant une connaissance erronée qui impacte notre devenir. Il pourra donc s'agit de dépendances physiques ou sensuelles, émotionnelles ou même d'attachement mentaux à des certitudes tenues pour acquises.
En effet si l'arrêt (nirodha) de la dynamique instaurée par de tels contenus peut sembler pénible pour notre personnalité, ce "détachement" devient une évidence dans le silence de la méditation : on ne met pas le vin nouveau dans les vieilles outres. Si notre pratique est continue, la véritable pénibilité spirituelle (YS 1.5) sera ainsi la conservation de tels contenus de conscience (YS 1.2) et des énergies centrifuges qu'ils impliquent. A l'inverse l'acceptation de ce "relâchement" des attaches engendrera non seulement une paix profonde, mais une dynamique spirituelle remodelant notre paysage intérieur et notre environnement.
La dynamique spirituelle des YS n'est pas une appréhension purement intellectuelle, ni une méthode analytique, mais bien une réorientation en profondeur de tout notre appareil psycho somatique, de tout ce que nous sommes ou croyons être. "On ne lâche pas la proie pour l'ombre" et si notre pratique ne débouche pas sur une graine de plénitude impliquant tout autant notre ressenti corporel et notre vécu sensoriel, un épanouissement émotionnel et une clarté mentale, alors il y a de fortes chances que nous soyons perméables aux poids de nos affects. La découverte et l'émergence progressive de la réalité englobante du silence intérieur, expression du Drastr, la pure Conscience induit en nous un renforcement progressif de nos aspirations vers le désir de Délivrance. Insensiblement une source fraiche et pure perle en nous, affadissant les liqueurs fortes antérieures.
Ainsi pour répondre à ta question, Denis, le critère sera donc ici la souffrance, la souffrance spirituelle au sens du sutra 5 résultant de la poursuite de ce comportement et de son enracinement qui nous amènera à nous "détacher" d'un tel conditionnement, le résultat de la discrimination étant l'évidence intime de cet impact. Nous ne parlons pas ici de bien ou de mal , ni de responsabilité vis-à-vis d'une quelconque instance extérieure, mais vis à vis de la transformation que la pratique spirituelle opère en nous, la souffrance étant le résultat de la prise de conscience du risque qu'un tel comportement fait courir à notre devenir spirituel, hors de toutes considérations spéculatives.
En ce qui me concerne, chaque fois que j'ai ressenti ce type de douleur qui peut prendre plusieurs formes, une simple tension intérieure ou un malaise sourd jusqu'à une injonction à peine voilée, sa raison m'est apparue rapidement au cours de la méditation ou même durant le quotidien dés lors que j'ai voulu la résoudre et avec elle l'évidence de la "rupture" avec une forme de pensée, un comportement ou une situation. Il n'y a ici ni bien ni mal au sens moral du terme mais dans la continuité de nos échanges sur le souvenir, l'évidence qu'une telle forme de pensée est à ce moment simplement obsolète, voire réactive en regard du mouvement de ma transformation intérieure. Cependant cette origine reconnue, j'ai toujours ressenti simultanément que mon choix serait l'exercice de mon libre arbitre, le Maître intérieur n'imposant rien.
Nous demeurons toujours libres de laisser perdurer et agir en nous les empreintes de nos conditionnements, enracinées non seulement dans notre psyché mais dans notre corps, notre système nerveux. Certaines d'entre elles demeurent difficiles non seulement à dissiper mais même parfois à mettre au jour. Ce que nous dit ce sutra c'est que la conjugaison d'une pratique continue renforçant notre Ishta, notre désir de délivrance avec l'évidente nécessité à un moment donné d'abandonner certains bagages pour continuer le chemin est le moyen de mettre en œuvre ce qu'annoncent les premiers sutras en "installant le Drastr dans sa propre nature" (YS 1.3).