A défaut d'un butinage forumal exubérant, je me contenterai de relever la question qui m'était indirectement posée au sujet d'Eric Baret et que j'ai réussi à capter au milieu du flot bouillonnant de vos interventions diverses. Si j'opte pour la constitution d'un nouveau fil, ce n'est que par souci de clarté, celui dans lequel la question avait été posée étant passablement encombré et prolixe en développements divers. De plus, l'intitulé du message permettra à chacun d'y inscrire de plus large réflexions.
Il me faut tout d'abord relativiser les "réticences" que j'ai peut-être exprimées à l'encontre de l'enseignement d'Eric Baret.
En effet, je ne peux me prévaloir d'une connaissance exhaustive du travail de ce dernier, n'ayant lu que deux de ses ouvrages et participé à trois (si mes souvenirs sont bons) journées de pratique, et ce, il y a déjà quelques années.
Mon sentiment est d'ailleurs somme toute plutôt positif ; j'ai été sensible à l'accent porté sur le ressenti, au travail postural visant à travers les "prolongations" à explorer au-delà des limites visibles du corps, et surtout - un des leitmotiv du discours de Baret - à l'attention envers la non-intentionnalité recherchée dans la pratique. Ses livres en témoignent à profusion : jamais il n'est vraiment question d'acquis, d'alimenter l'histoire personnelle par sa pratique, de but à atteindre etc.
Tous ces éléments peuvent apporter une autre vision du yoga, déconditionnante pour ceux qui se seraient laissés conduire dans des chemins où la psycho-rigidité limite l'exploration intérieure. Dans la pratique, ce travail est perçu comme une approche assez intériorisée, subtile, dont l'effort physique et la discipline systématique ne semblent pas être des composantes essentielles.
Alors me direz-vous, où donc se situent mes réticences ? De fait, si je ne doute pas que les propositions d'Eric Baret peuvent se révéler profitables pour nombre de personnes, je reste circonspect quant à la référence faite au shivaïsme du Cachemire. A ce propos, notons que le titre initial du deuxième livre de Baret - en forme de formule anti-héraclitéenne ?

Cela dit, je ne doute pas que les motivations d'Eric Baret ne soient pas entâchés d'un pareil esprit et que lui-même se trouve sincèrement impliqué dans une démarche authentique. Il importe toutefois de se poser la question tout d'abord de la transmission. Celle-ci passe par Jean Klein, dont Baret fut au nombre de ceux ayant suivi son enseignement. Or, c'est un fait que Klein était connu pour sa compétence en matière d'advaita vedânta, mais que nulle part il n'a revendiqué s'inscrire dans le courant du shivaïsme cachemirien. Par ailleurs, l'advaita vedanta shankârien et le tantrisme en général présentent quelques incompatibilités, bien qu'au prix de quelques contorsions l'on puisse leur trouver des points communs. Ceci n'est d'ailleurs pas bien différent de ce qu'écrit Baret, notamment dans l'entretien réalisé pour la revue Troisième Millénaire, N°56. Nous y reviendrons.
La filiation cachemirienne par Jean Klein est donc une révélation semble-t-il posthume, que les écrits du maître ne laissent pas soupçonner. Il est intéressant de se référer à un autre élève de ce non-dualiste, Pierre Feuga, homme très sympathique qui ne fait pas mystère de la part de "bluff" quant à l'appellation cachemirienne qui vient estampillée nombre d'enseignements actuels. Il utilise une salutaire distanciation non dépourvue d'humour vis-à-vis des "approches non contrôlées" (et leurs marques de fabrique) ainsi que de lui-même comme en témoignent les mots suivants :
Je n’ai pas mentionné en effet le « yoga du Cachemire », un produit assez récemment lancé sur le marché mais qui garde un petit parfum ésotérique, un charme pour happy few. Ah, bien sûr, insinueront les finauds, si j’ai omis ce bon Trika, c’est parce que je craindrais de scier la branche sur laquelle je serais moi-même assis… Mais non, mes bons amis, je ne suis assis sur aucune branche, je ne suis pas un yogui branché (un guiyo chébran). Cette histoire du Cachemire, bien avant que je ne traduise le Vijnâna-Bhairava, je l’ai inventée pour de me débarrasser des gens qui m’importunaient avec leurs questions : quel « type de yoga » j’enseignais, à quelle « lignée » j’appartenais, quel était le nom de mon « gourou », qui m’avait « formé » ou « initié » ?… etc. J’ai toujours trouvé ces questions insupportablement indiscrètes et même grossières, comme si l’on vous demandait avec qui vous avez fait l’amour la première fois et si c’était au printemps ou en automne, dans un lit à baldaquin ou dans un sous-bois. Un jour, sans préméditation, j’ai donc répondu que j’enseignais le « yoga du Cachemire », ça sonnait joli, mais j’aurais pu aussi bien dire « yoga des Marquises » ou « des Tuamotu ». Depuis, j’ai découvert que je n’étais pas le seul en France à avoir eu cette idée mais je ne doute pas un instant que mes collègues soient, eux, d’authentiques héritiers de ce yoga cachemirien que de méchantes langues prétendent éteint depuis sept siècles. Et, même dans mon misérable cas, était-ce vraiment un mensonge ? On devient souvent ce qu’on a joué à être (ou à ne pas être). Je me suis caché derrière le miroir du Cachemire puis je m’y suis miré. Avec émerveillement je n’y ai vu personne. Aucune appellation possible, ni contrôlée ni non-contrôlée.
Je recommande aux curieux d'aller jeter un oeil ici (http://pierrefeuga.free.fr/indexbis.html), afin de se faire une idée plus complète et pour le plaisir de lire ses lignes d'hommage sincère à cet homme que Feuga n'hésite pas à qualifier de guerrier, [de] vîra dont l’énergie habituellement recueillie pouvait jaillir comme un éclair. Autant son enseignement intellectuel était à petit feu, autant, dans le travail corporel, il vous grillait littéralement. A lire ceci, on se dit qu'il s'agissait peut-être d'un Janus que ce Klein-là, et qu'après tout, il peut bien avoir recueille quelque enseignement cachemirien sans en avoir fait un étalage manifeste. Un savoir réservé pour quelques-uns. Car je ne sais trop pourquoi je devrais accorder crédit à ceux qui prétendent que Lakshman Jî (la source de Silburn en matière de shivaïsme cachemirien) était le dernier maître vivant transmettant l'approche du trikâ. S'il faut se garder de fantasmer sur les lignées ininterrompues qu'affectionnent tant les tibétains, cela n'empêche pas de considérer ces écoles aux multiples ramifications comme autant d'arbres dont les racines par marcottage sont venues irriguées d'autres enseignements, produisants de nouvelles pousses, de nouveaux fruits gardant traces des enseignements passés. Bref, l'affaire n'est pas si simple ! Un texte comme le yoginî-hrdaya-tantra entretient un rapport avec le shivaïsme cachemirien tout en s'inscrivant dans la shrî vidyâ.
Il faut donc en revenir aux textes et aux propositions plus qu'aux "lignées", et ceux-ci ont d'autres informations à nous livrer.
Ainsi, Baret lui-même présente un double aspect. Pour être plus explicite, voici un extrait de l'entretien précédemment cité (P.79) :
Le yoga est une tradition du coeur qui doit être approchée avec une intensité absolue. Le yoga concerne très peu de monde, comme la musique, comme la peinture. [...] Ce que nous faisons dans les séminaires n'est pas du yoga. Ce que nous faisons est de nous libérer de certaines restrictions, et nous utilisons certains fragments [c'est moi qui souligne] de la tradition yoguique pour approfondir notre compréhension du corps et du psychisme.
Mon maître [Jean Klein] pratiquait le yoga, mais il n'a jamais donné de séminaire de yoga. C'était des séminaires pour explorer l'opacité de notre disponibilité.
Le yoga se pratique seul. Ce n'est pas une activité, c'est un rituel.
On ne saurait être plus clair, non ? A la suite de quoi, nous pouvons très bien penser que Baret a reçu un enseignement de ce yoga au sens strict qu'il transmet à ceux qui lui semblent disposés à en porter les fruits, mais ses textes n'en portent pas traces, sinon en creux. Au demeurant, certaines des restrictions dont il parle comme étant partie constituante d'une approche yoguique (consignes alimentaires ou liées à la vie sociale, familiale) ne semblent pas s'enraciner non plus dans le contexte cachemirien.
Il faut, pour finir, toucher deux mots de ce shivaïsme cachemirien. Si celui-ci fait tant d'adeptes, c'est qu'il à la chance d'être plus célèbre que connu, pour reprendre un mot d'un amoureux de l'Inde, et que sa partie émergée est fascinante pour les personnes en quête de spiritualité, d'absolu, de liberté etc. Le résultat, on le voit par exemple dans les propos de qui ne voit dans cette mouvance qu'une non-voie se fondant uniquement sur une intuition illuminatrice, une reconnaissance du Soi spontanée que bien des aspirants s'imagineront rapidement avoir acquise aux termes d'une auto-persuasion de nature plus intellectuelle que spirituelle. Si l'on compile les citations d'ouvrages relevants de la tradition cachemirienne dont Baret parsème ses livres, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une sorte de crème issue d'un baratage des textes. Il s'agit la plupart du temps de stances au caractère plutôt métaphysique, des achèvements de la sâdhana où se manifeste pleinement l'identité Je-Shiva, de bribes concernant le souffle lorsque celui-ci s'abolit dans l'indistinct de la Conscience omnipénétrante etc.
Or, si l'on parcourt la somme incontournable du shivaïsme cachemirien, le tantrâloka d'Abhinavagupta, sorte d'immense synthèse de différents courants tantriques du Xe siècle, il est surtout fait mention de rituels, d'initiations, de mantra et de bien d'autres matières très concrètes. Il faut garder à l'esprit qu'il y a une constante dans la manière d'exposer une voie dans la tradition indienne. Le style sutra en est le condensé, quasiment incompréhensible si personne ne le commente. Et de fait, les disciples commentent, glosent les commentaires, praphrasent à l'envi, cela devient luxuriant au possible. Mais cela fonctionne également dans l'autre sens, ainsi, le tantrâloka représente donc une somme des connaissances en matière tantrique d'un certain point de vue, à un certain moment, mais Abhinavagupta a également écrit un Tantrasara qui est une façon de condensé du volumineux traité précédent. Et de manière encore plus concise, certains textes comme ceux que Silburn a rassemblé sous le titre "Hymnes" expriment également la quintessence de l'enseignement, parfois en quatre ou cinq stances. Evidemment, il est tentant de se suffire des formes "courtes" et de proclamer qu'il s'agit là de l'essentiel en oubliant les nombreux développements qui sont sous-entendus. C'est à mon avis trompeur, car pour être inspirants et merveilleux, ces textes concis ne permettent pas à coup sûr de traverser le précipice de nos conditionnements. En certains cas, avec certaines personnes, ils peuvent peut-être le faire, mais il n'a jamais été question dans l'enseignement traditionnel de ne se servir que de cette enseignement quintessencié.
Un texte comme le Vijñanabhairava propose des "moyens habiles" qui permettent à l'adepte déjà mûr de faire le pas ouvrant sur l'espace de la "Conscience Suprême", mais pour la plupart d'entre nous, il n'apportera que le pressentiment tour à tour apaisant, exaltant, de cette Conscience, ce qui n'est déjà, ma foi, pas si mal.
Si cela intéresse quelqu'un - et surtout si je trouve le temps - j'essaierai de poster une petite synthèse du chapitre XXVI du tantrâloka qui concerne la discipline post-initiatique selon le shivaïsme cachemirien.
Pour en revenir à Baret, j'avoue n'avoir pas pris connaissance de ses derniers ouvrages ; j'avais mis en ligne ici-même un court extrait -disponible sur son site - de son dernier ouvrage qui traitait plus précisément semble-t-il du "yoga cachemirien". Peut-être y a-t-il donc du neuf...
Je ne peux terminer sans faire mention, au titre de la sincérité, de l'agacement qui peut saisir parfois à la lecture des questions/réponses de Baret, où l'on a parfois le sentiment qu'il adopte une posture provocante de manière un peu artificielle. Il y a parfois un mélange d'idées fertiles et de psychologie de bazar, et aussi une méfiance envers l'affect, l'histoire individuelle qui ne me paraît pas si tantrique que cela, cette dernière approche se révélant plutôt incluante quant à toute notre personne. A chacun de faire le tri, en le lisant et l'écoutant si l'envie vous en prend.
Désolé pour Denis et ceux qui aiment les posts courts, mais je ne me voyais pas répondre en trois mots, cela n'aurait pas eu de sens.
Kavi