Elaboration du Rasa

Tantrisme ...
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lorkan739
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Elaboration du Rasa

Message par lorkan739 » 29 juil. 2018, 21:01

Le rasa (saveur, fruition), essence de l’art selon Abhinavagupta.
La tradition esthétique de Inde n’a jamais valorisé la notion de Beau au point de l’ériger en théories et d’en faire, comme en Occident jusqu’à la fin du XIXe siècle, un maître mot dont la seule valeur puisse déterminer et fonder tout jugement esthétique. Peu considéré dans l’exposition classique, le Beau ne caractérise que l’appréciation formelle d’une œuvre selon des critères de mesure en conformité avec un ensemble de lois qui détermine la nature des êtres et des choses ainsi que leurs formes. La beauté formelle est le plus souvent considérée comme un ornement (alaṃkāra), un accessoire uniquement destiné à rehausser l’œuvre, dont il ne faut pas abuser et qu’il convient de traduire à l’aide des canons traditionnels propres à chaque discipline artistique. Comme pour les néo-platoniciens d’Alexandrie, le Beau est avant tout la puissance émouvante du Vrai. Il ne saurait en aucun cas être une qualité discernable objectivement et demeure dans son acceptation platonicienne totalement indépendant des réactions et passions de l’esprit. Les théoriciens hindous associèrent et subordonnèrent l’idée du Beau à la seule expérience esthétique qui puisse intimement révéler le contenu de l’œuvre d’art, l’expérience délectable du rasa. Le mot rasa dont la racine ras veut dire goûter, signifie donc ce qui est goûté, savouré et le terme est généralement traduit par le mot « saveur ».
Abhinavagupta fut sans conteste l’un des plus grands esprits que l’Inde ait jamais connu. Son œuvre immense, littéraire, philosophique et métaphysique révèle une pensée hors du commun qui sut pénétrer avec une singulière acuité la nature intime des choses. « Par la profondeur et la subtilité de son esprit, il s’apparente à Maître Eckhart, Ruysbroeck, Saint Jean de la Croix. Simple et direct comme eux, il jouit en plus d’une totale liberté; il peut exprimer ses certitudes et même ses expériences jusqu’à la limite des possibilités de la parole sans avoir à redouter la condamnation d’une église. Il attira l’admiration unanime de ses contemporains, forçant même celle des ritualistes étroits qui faisaient autorité au Cachemire et que visent maintes allusions de ses œuvres » (Silburn 1970: 2-3).
La contribution majeure d’Abhinavagupta au domaine de l’art est consignée dans les deux exégèses qu’il fit du Nāṭya Śāstra et du Dhvanyāloka. Dans chacune des réflexions qu’il porte sur le théâtre ou la poésie, il a le souci permanent de fournir à son argumentation une base philosophique rigoureuse qui se démarque de simples constructions intellectuelles. Abhinavagupta ne fut pas seulement un remarquable philosophe, il fut aussi et avant tout l’un des plus grands mystiques de son temps comme en témoignent les récits de nombreux disciples et fidèles qui, des siècles durant, perpétuèrent ses enseignements. La grande connaissance qu’il avait acquise du shivaïsme et des différents systèmes issus des tantra explique probablement l’insistance avec laquelle il associe étroitement, dans ses spéculations sur l’art, expérience mystique et expérience esthétique. C’est l’un de ses aînés, Bhaṭṭanāyaka, qui le premier établit un parallèle entre l’extase du yogi et l’expérience du rasa. Abhinavagupta partage pleinement cette opinion qu’il nuance cependant subtilement, discernant les similitudes et les différences qui caractérisent ces deux expériences (Gnoli 1968:xxxix-xl). Il réinstaure également l’idée fondamentale du Nāṭya Śāstra, selon laquelle l’art est l’intermédiaire privilégié entre l’homme et le principe absolu qu’est le Brahman et, tout au long de ses réflexions, revient avec insistance sur le caractère supra-ordinaire de l’expérience esthétique et de l’art en général.
Par ses brillants commentaires et ses nouvelles perspectives qui visaient avant tout à élargir le champ d’introspection de l’expérience du rasa, la portée et l’empreinte de la pensée esthétique d’Abhinavagupta furent immenses. Il fut non seulement considéré comme le chef de file de ce vaste courant réformateur qui rétablit définitivement les bases théoriques énoncées par Bharata, mais il fut aussi le premier à proposer une véritable philosophie de l’art en proclamant l’existence d’un neuvième rasa, celui de la sérénité, le śānta rasa. Bien que l’existence de ce neuvième rasa ait déjà été attestée dans un ouvrage jaïn du Ve siècle et discutée par certains poètes et dramaturges bouddhistes, sa reconnaissance, longtemps objet de vives controverses, ne fut réellement admise qu’avec la théorie qu’en donna Abhinavagupta.
Le processus de gustation du rasa
L’une des préoccupations essentielles d’Abhinavagupta concerne le procédé d’élaboration qui conduit au rasa et qu’il analyse en détail dans l’Abhinavabhārati, reprenant point par point chaque commentaire écrit par ses prédécesseurs sur les chapitres du rasādhyāya et du bhāvādhyāya du Nāṭya Śāstra. Il en donne une interprétation extensive, récuse ou admet certains points de vue en une brillante démonstration, ajoute ses propres remarques et expose enfin sa théorie du rasa: lorsque le spectateur ou l’auditeur sensible, le sahṛdaya, assiste à une représentation théâtrale ou lit un poème, sa perception du temps et de l’espace s’en trouve fortement altérée. Toutes considérations ordinaires pour le moment présent cessent. L’œuvre étant le seul objet de son attention, le regard qu’il y porte est d’une tout autre nature que celui qu’il peut exercer en temps normal. Ne se sentant plus directement ou personnellement concerné, l’habituel mélange de désirs et d’anxiétés qui nourrit son égoïsme se dissout et laisse place à une réponse du cœur. Peu à peu, cette réponse s’intensifie et le sahṛdaya s’identifie par empathie avec la situation décrite. Son « moi » normal est alors suspendu pour la durée de cette expérience et il réalise soudainement, dans un état sans précédent de calme mental et émotionnel, qu’il est en train de vivre quelque chose qui n’a rien de commun avec les émotions ordinaires qu’il expérimente quotidiennement. La pureté et l’intensité de cet état le transportent dans l’émerveillement du plus grand ravissement (camatkāra) et il goûte à une absolue félicité (rasāsvāda) car il est entré en contact direct avec les replis les plus cachés de son inconscient, là où la mémoire d’une unité primitive entre l’homme et l’univers est toujours puissante. Sans intention, dit Abhinavagupta, le sahṛdaya est parvenu au même lieu intérieur que celui qu’occupe le mystique, bien que son but ait été très différent du sien (Masson & Patwardhan 1969: vii-viii).
La notion de mémoire ancestrale n’est pas une idée propre à Abhinavagupta, elle existait déjà bien avant lui pour avoir été élaborée avec les premiers systèmes philosophiques et discutée par Patañjali dans son célèbre Yogasūtra. Appelée vāsanā, elle correspond à un ensemble de traces résiduelles des existences antérieures qui compose la conformation interne de chaque individu et que celui-ci possède dès la naissance. Ces vāsanā ou impressions latentes d’innombrables émotions expérimentées par le passé au fur et à mesure des renaissances, ont pour Abhinavagupta une importance capitale dans le processus de gustation esthétique. Ce sont elles qui, une fois éveillées ou stimulées par le jeu de l’imagination, vont devenir la conscience intuitive du sahṛdaya. Ce sont elles, dit-il, qui distinguent le véritable sahṛdaya, celui qui a un cœur, de ceux qui ne peuvent exploiter cette faculté de représentation et qui « au théâtre sont comme les poutres, les murs et les pierres » (Ibid. 1970 vol. 2: 34). C’est en partie grâce à cette mémoire référentielle que le sahṛdaya va pouvoir intensifier sa perception du sentiment dominant qui émane de l’œuvre. Le rôle et la combinaison des bhāva (causes, effets et manifestations transitoires) vont donc stimuler la conscience du sahṛdaya, réveillant ces vāsanā enfouies dans l’inconscient. Celles-ci viennent alors aider à renforcer l’impression du sentiment dominant et participent ainsi à sa perception
Dans le cours de son analyse du processus esthétique, Abhinavagupta explique comment la présence de ce sentiment dominant est ensuite activée par une réponse du cœur (hṛdayasamvāda) ou réponse par empathie. Cette étape décisive est celle qui, avec l’aide des vāsanā, transporte le sahṛdaya dans un élan dynamique d’universalisation (sādhāraṇīkaraṇa) jusqu’à un niveau supérieur, celui d’une totale immersion dans l’œuvre, état qui préfigure l’imminence de l’expérience du rasa et qu’Abhinavagupta nomme l’identification (tanmayībhavana). S’adressant aux poètes et à leur lecteurs, il précise une fois de plus les qualités internes du sahṛdaya en déclarant:
« Parce que le miroir de leur cœur a été poli sans cesse grâce à une pratique constante de la poésie, ceux qui sont capables de s’identifier avec le contenu du poème et répondent par affinité du fond de leur cœur, (ceux-là) sont reconnus comme sahṛdaya ».
En référence directe à cette stance, il cite ensuite ce vers notoire du Nāṭya Śāstra:
« L’extériorisation (bhāva) d’une émotion qui va directement au cœur, est la source du rasa. Le corps s’embrase alors comme le bois sec au contact du feu ».
Lorsqu’il discute de ce principe d’identification dans un contexte philosophique, il l’assimile au plus haut niveau de réalisation de l’être, celui qui coïncide avec la prise de conscience de son propre soi, ātman. Aucun rejaillissement ou aucune nouvelle étape ne peuvent succéder à cet état où tout se résorbe dans la vacuité de la conscience émerveillée. En revanche, la nature de cette identification est différente dans le domaine esthétique car elle est immédiatement suivie de l’ultime stade du processus: la délectation du rasa (Gnoli 1968:61-62). Abhinavagupta fait remarquer qu’en réalité, le sahṛdaya ne s’identifie pas totalement à l’œuvre mais qu’il ménage une sorte de distance qui, dans son rapport à l’objet esthétique, est ce que l’on nomme l’expérience du rasa. C’est à l’intérieur de cette distance que s’inscrit le ravissement émerveillé (camatkāra), terme qu’il utilise fréquemment dans ses écrits philosophique et qui correspond ici à ce moment intense où le flot des vāsanā, mêlé au pouvoir de l’imagination (pratibhā), déclenche avec le contenu émotionel que suscite l’œuvre, une expérience de pure délectation.
Philippe Bruguière
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Re: Elaboration du Rasa

Message par lorkan739 » 21 avr. 2019, 19:48

J'ai trouvé ce passage de la Marharthamanjari commenté par Lilian Silburn qui pourrait apporter un élément à l'explication de la formation du Rasa que l'on pourrait ressentir à la vue d'une scène de théâtre, par exemple, dont parle Abhinavagupta.

Pour (l'Être) omniprésent demeurant dans le cœur, il n'est pas d'obstacle à la perception du domaine extérieur qui se produit à la lumière des organes de la connaissance, toujours attachés au sommet de leur sphère spécifique.

Une stance de Somananda aide à mieux comprendre la présente strophe apparement obscure : "Le Soi lui-même, dit-il, lumière apaisée de la Conscience qui vibre, semble t'il, dans tous les objets, est Shiva dont la volonté ne rencontre pas d'obstacle, et dont les énergies sous formes de volonté, de connaissance et d'activité opèrent sans répit."
Et ce même Shiva, bien que parvenu au niveau du purusha, apparaît comme la lampe sise au fond du cœur et qui éclaire le domaine externe, les organes ayant pour tâche de répartir cette lumière consciente en diverses connaissances sensorielles.
Ainsi la lampe divine qui brûle constamment dans le cœur humain révèle son éclat jusqu'à l'extrémité des organes, chaque organe se rattachant à un champ spécifique, forme et couleur pour les yeux, sons pour l'ouïe, goût pour la langue, parfums pour le nez et contact pour la peau.
La perception ne rencontre pas d'obstacle car la lumière shivaïte n'est pas astreinte aux restrictions et limitations qui gouvernent le domaine extérieur.
Ce thème revient à plusieurs reprise, illustré, par la Déesse-abeille qui, situé dans le secret du cœur, butine néanmoins les fleurs de l'univers à l'extrémité des organes.
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Re: Elaboration du Rasa

Message par MuadDib » 21 avr. 2019, 22:32

Je t'avoue que ce qui est un peut embêtant, Lorkan, dans tes citations multiples et variées, c'est qu'on ne distingue point ce qui vient des cités, de ce qui ressort de ton commentaire sur ceux-cis.

Ceci en notant, naturellement, que les idées ne viennent pas ex-nihilo, mais proviennent souvent d'idées précédentes, souvent apparaîssant de façon coïncidentale, par quelque méthodes (on peut parfois songer, d'ailleurs, à un démiurge farceur, à l'instar du Nordique Loki, me semble-t-il). D'où quelques préconnisation, selon divers maîtres spirituels, de développer quelque appréciation d'un humour de couleurs variées (du plus subtil, tendant à dévoîler MāMaya illusoire, au plus grossier, à la Prout-Banzaï/canal+).
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Re: Elaboration du Rasa

Message par Denis » 22 avr. 2019, 01:04

Lâche tous ces textes que tu ne connaîtras jamais, assied toi, reste assis 2 heures, décante et commence une sadhana... :wink:
Dieu nous donne ce dont il veut qu'on se serve, pour aller vers lui.
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